La capture de l’inattendu
Photographie | Peinture | Arts graphiques | Musique
« Tout le monde fait comme tout le monde. » Sauf lui. Très jeune, Bagrad Badalian comprend la mission qui sera la sienne. Photo, peinture, arts graphiques, musique : il développe à travers ses travaux sa perception du hasard, de la contradiction et du chaos. Et ce, pour en tirer l’expression de réalités plurielles dont la sienne. Portrait d’un chercheur de lumière et de sens, aux confins de l’imprévisible et du néant.
“On était partis avant que le soleil se réveille. Tout serait oublié. Tout serait à nouveau pareil.” Dans son dernier clip dédié à son single Seuleil, Bagrad Badalian évoque à demi-mot les origines de sa singularité. L’une de celles qui ne peut effacer, jusqu’à s’exprimer à contre-courant de sa nature première. Artistique, créative, les deux à la fois ? Après plusieurs années passées à rechercher puis à creuser une approche qui n’appartiendrait qu’à lui seul, Bagrad Badalian se pose et rêve d’une famille. D’un quotidien en équilibre, égaré entre l’obscurité qu’il affectionne tant pour méditer. Et la lumière caressant les corps qu’il photographie, tout comme les différentes teintes de son avenir.
Héritier d’une tradition familiale vouée à réinventer l’art, tous supports confondus, Bagrad Badalian a voyagé dès son plus jeune âge. Physiquement, lorsqu’il s’agissait de suivre sa famille, ses amis. Ou de succomber à la force de son désir de création et de renouvellement. Intérieurement, lorsqu’il fallait comprendre puis matérialiser ce rapport audacieux à son environnement et à l’autre. Aujourd’hui, le jeune homme de trente-deux ans ne fait plus l’étalage de ce qu’il pense. Sa démarche est empreinte de pudeur. Elle vise à réserver l’essence de ses réflexions à ses productions photographiques, picturales, graphiques et musicales. Le vent a tourné.
Bagrad Badalian : déracinement fondateur
Bagrad Badalian est né en Arménie. Il quitte son pays à l’âge de huit ans avec sa famille en tant que réfugié économique. À son arrivée en Belgique, il expérimente une situation particulière. Il habite un centre d’accueil dans la région flamande. Il observe et écoute ses petits camarades d’école plus qu’il ne les côtoie. “Ça a été très compliqué pour moi d’arriver dans ma classe. Je ne comprenais aucun mot. Et je crois que la photographie à commencer à ce moment-là. Je ne parlais pas et je me servais beaucoup plus de mes yeux. Dans ces circonstances, ton observation, ta concentration se focalisent sur le langage du corps, ses expressions.”
Silencieux, solitaire, l’enfant apprend le flamand, puis le français lorsque la famille déménage à Bruxelles un an après son arrivée. Il est dépassé par tous ces changements. “Ils étaient trop grands pour moi à cet âge-là”, confie-t-il. “Ça m’a tellement marqué que tout ce que j’ai vécu en Arménie avant d’arriver en Belgique est passé au second plan.” Plus de vingt ans après, l’homme tire de cette période un enseignement transfigurant le traumatisme. “Peu importe qui je rencontre aujourd’hui, la classe sociale, les origines, le genre des personnes que je rencontre… Je me sens bien partout, avec tout le monde. Et si je me sens très Arménien au sein de ma famille, ce n’est pas forcément le cas en Arménie.”
“Je crois que mon rapport le plus intime à la lumière s’exprime dans le fait qu’il n’y en ait pas.”
Trouver de nouvelles façons de créer
Dans la digne tradition artistique familiale initiée par ses parents, Bagrad Badalian ressent très tôt le besoin d’inventer une nouvelle identité. “Petit, je me souviens que j’étais déjà très conscient de l’idée de développer un style artistique. À quel point c’était important de ne pas faire comme tout le monde. Je voulais chercher quelque chose de neuf, investir de cette manière la création visuelle. À l’instar de mon père.” L’influence d’Ara Badalian sur son fils est la plus essentielle. “Il a toujours cherché à créer quelque chose que l’œil n’avait pas encore vu, à inventer des styles. Son but était aussi de trouver de nouvelles façons de créer. De s’exprimer avec les moyens dont il disposait.”
Comme David Lynch et Pablo Picasso qu’il cite instinctivement, Bagrad Badalian désire matérialiser quelque chose qui n’appartient qu’à lui. Et ce, tout en ouvrant les yeux au monde. Si l’obsession de son père pour la peinture est toujours aussi galvanisante pour ses propres réalisations, l’approche de sa mère Astrik leur confère une sensibilité incarnée. “J’ai aussi été très inspiré par elle. Elle peignait beaucoup d’aquarelles, ainsi que des icônes religieuses à la plume très fine. C’était commun en Arménie. Son approche de la peinture était très différente. Mais elle existait au même titre que celle de mon père. Aujourd’hui, elle peint un peu moins. Comme mon père, elle s’investit plus dans la sculpture.”
Photographie : réhabiliter le désordre
Les parents de Bagrad Badalian n’ont jamais tenté de dissuader leur fils de se consacrer à une autre métier que celui d’artiste. C’est ainsi qu’il tente une école de 3D après son Bac obtenu en 2007. Il y reste deux semaines. Puis il est admis à l’INRACI, la Haute école de cinématographie bruxelloise. Il écourte à nouveau son cursus : “Je n’y suis resté que quatre mois. J’étais jeune. Je me concentrais déjà beaucoup sur ce que je voulais faire : de la photographie. Et dans cette école, on m’apprenait tout sauf ça.” Recalé par l’École de sculpture puis par le Conservatoire, il entre dans la vie active. Il contacte des stylistes et des agences. “Par ces expériences, j’ai développé mon propre style artistique.”
La photographie de Bagrad Badalian est un entre-deux entre la photo et la peinture. Cette double dimension offre une grande diversité d’autres perspectives imbriquées. Dans ce sens, il aime privilégier une certaine technique photographique : la pose longue. Elle lui permet de décomposer le mouvement du temps tout en contrôlant le potentiel esthétique et imaginatif que peut apporter le hasard. Cette capture de l’inattendu témoigne de la fragilité de l’être. “Alors que le monde est, à la base, chaotique, on tente de contrôler la vie en créant l’ordre sociétal”, explique-t-il. “Je me sers du chaos originel pour créer des situations qui le favorisent. La pose longue est une manière de poser les yeux sur l’invisible où il se produit autre chose à chaque instant.”
La raison du corps et de la lumière
Dans ses travaux photographiques, Bragrad Badalian révèle son rapport intriguant à la lumière. “Depuis longtemps, je pense beaucoup à elle. Je ne saurais pas vraiment l’expliquer. Je suis très sensible à la beauté qu’elle peut initier.” Ainsi, elle devient pour lui une entité à part entière qui projette des points de vue exacerbés sur les objets et les êtres. Au-delà de la beauté subjective qu’elle lui évoque, elle recèle le mystère d’une attraction qui aurait pu ne pas exister. “Je crois que mon rapport le plus intime à la lumière s’exprime dans le fait qu’il n’y en ait pas”, souligne Bagrad. Dans quelle mesure la lumière peut-elle rendre belle une chose née du chaos, de l’obscur ? Voire le chaos lui-même ?
À travers Mist, sa toute dernière série photographique, Bagrad Badalian positionne en interaction plusieurs types de lumières et de matières à même le corps. Dans cette optique, il peint sa petite amie avec différentes couleurs mates et brillantes auxquelles il ajoute des paillettes multiformes. Et ce, afin de générer des réactions spécifiques avec la lumière. “La raison du corps résonne avec le fait qu’il s’agisse d’un objet vivant à l’instar du feu. Or, il est impossible de réfléchir de la lumière sur du feu. Et donc, de mettre ces deux éléments en interaction. D’où le choix du corps qui est une autre entité en mouvement, que je pouvais coordonner avec une autre.”
Bagrad Badalian : affirmation et contradictions
Fasciné tout autant par les triptyques de Francis Bacon, le travail des lignes et des ombres de Gustave Doré que par la tyrannie instinctive de Jean-Michel Basquiat, la peinture de Bagrad Badalian constitue la suite logique de ses productions photographiques. Notamment dans Colorink, une série de peintures figuratives réalisée lors d’un voyage en Espagne pour gagner un peu d’argent avec ses copains. En musique, il parle d’amour et des sentiments contraires qui habitent l’Homme. De son propre aveu, sans trop réfléchir. “Pour m’entraîner à faire du rap, je m’aide du livre de Victor Hugo, L’année terrible. Je le lis en boucle depuis trois ans maintenant. Je ne suis même pas sûr de savoir de quoi il parle vraiment.”
Entre ombre et lumière, témoignage de son temps et représentations graphiques, Bagrad Badalian a façonné son propre territoire. Dans cette optique, il confie être bien plus intéressé par l’acte créatif que par celui artistique. “Peut-être que l’art englobe plus de choses qu’on ne l’imagine après tout ? Je me désintéresse de savoir ce qu’est l’art aujourd’hui. Défini de telle manière à telle époque, de telle autre manière à telle autre époque. Je n’adhère pas à l’aspect historique et constamment changeant de la définition du mot. Il existe tellement d’interprétations.” Avant de conclure : “Ceci étant dit, j’ai passé beaucoup trop d’années en tant qu’artiste. Et j’ignore ce que je pourrais faire d’autre. Je suis tellement lancé dans ce que je fais… Je sais que je ferai toujours ça. Ça ne pourra jamais s’arrêter. Ça a toujours fait partie de moi.”